Présidentielle
Reportage à Tonnerre, dans l'Yonne : "Je ne crois pas que ces relocalisations tomberont du ciel"
Publié le 14/02/2022 à 19h00

Dans l’Yonne, Tonnerre fait partie de ces villes françaises frappées par la désindustrialisation. Après des années de déclin économique et démographique, habitants et élus locaux espèrent voir le vent tourner. S’ils entendent les promesses de relocalisation, peu osent véritablement y croire.
L’eau turquoise du lavoir et les façades colorées font encore partie de la carte postale. Mais dans la rue principale de Tonnerre (Yonne), on devine le faste passé plus qu’on le perçoit. Les enseignes laissent entrevoir ces beaux jours où le commerce battait son plein, où la population florissait.
De ce temps-là, pas si lointain, il ne reste plus grand-chose. Bon nombre de boutiques ont baissé le rideau, les devantures sont parfois restées telles quelles. "J’aurais aimé connaître Tonnerre il y a quarante ans, on sent que ça a été une belle ville, même si ça s’est dégradé et que les gens sont partis", estime Alain, venu de l’Aube voisine il y a huit ans.
Située à 35 km d’Auxerre, Tonnerre comptait encore 6.000 habitants jusqu’au début des années 2000. Aujourd’hui, il n’en reste que 4.500, à peine. Un déclin démographique notamment corrélé aux difficultés économiques rencontrées par le territoire depuis deux décennies. Ici, la désindustrialisation a frappé fort. Des grandes entreprises ont fermé, les unes après les autres, laissant sur le carreau des centaines de familles.
L'usine Thomson a compté jusqu'à 1.300 salariés
Vingt ans après sa fermeture, l’usine J2T, filiale de Thomson, marque encore les esprits. "À l’époque tout le monde voulait y travailler. Les employés venaient de tout le secteur : Flogny, Saint-Florentin, Montbard (Côte d’Or)… Il fallait voir le nombre de cars qui les amenaient, c’était impressionnant", se souvient Michel Drouville, ancien acheteur, entré chez Thomson en 1972. L’usine spécialisée dans la production de télés en noir et blanc, puis de magnétoscopes, a compté jusqu’à 1.300 salariés au plus fort de son activité. "La vie était dynamique à Tonnerre, vous pensez bien, ça en faisait des familles?! Et on avait beaucoup de sous-traitants. Les gens avaient du pouvoir d’achat, venaient en ville le week-end."
Mais dans les années 80-90, le vent tourne. L’usine de Tonnerre est progressivement écartée du virage technologique et le coût de la main-d’œuvre souffre de la comparaison asiatique. En 2002, le site icaunais est rayé de la carte. "Personne ne pensait que l’usine fermerait, ça a été un gros choc, les gens sont partis", observe Michel Drouville. Lui avait quitté la société en 1992, avant de se reconvertir dans l’insertion sociale. Après Thomson, d’autres entreprises du secteur ont mis la clé sous la porte.
À quinze kilomètres, la fromagerie Paul Renard (145 salariés) a fermé en 2009, à Flogny-la-Chapelle. Même destin pour la cimenterie Lafarge (70 salariés), à Lézinnes, en 2017. Certaines résistent, comme l’historique Compagnie Dumas dont les 45 salariés fabriquent des couettes et oreillers, mais ces désengagements progressifs ont fragilisé le bassin de vie.
Un quart des habitants sous le seuil de pauvreté
Précarité, chômage, baisse démographique, Tonnerre porte aujourd’hui les stigmates de la désindustrialisation. Plus d’un quart des habitants (27 %) vivent sous le seuil de pauvreté, 23 % sont au chômage et plus d’un logement sur cinq était vacant en 2018. "Les gens qu’on voit passer dans la rue, ce ne sont pas des clients, ils passent pour aller aux Restos du cœur trois fois par semaine", relève une commerçante du centre bourg. Le constat est douloureux pour ceux qui ont connu les temps meilleurs, mais la ville n’est pas une exception
Dans une France massivement désindustrialisée, il existe des Tonnerre partout. L’Hexagone a perdu 2,5 millions d’emplois industriels en quarante ans, selon l’Insee. Le pays est même l’un des plus désindustrialisés d’Europe, "les entreprises françaises sont devenues les championnes de la délocalisation", pointe un rapport de France Stratégie remis en 2020 à l’Assemblée nationale. Une politique qui a fait naître un sentiment d’abandon dans les territoires concernés. "Les gens sont partis car il n’y a pas de travail à Tonnerre, il n’y a que des microentreprises. Ceux qui veulent travailler s’en vont et cela a des répercussions sur le commerce, vous voyez dans quel état est le centre-ville", regrette Michel, qui tient avec sa femme la Rose Bleue, une boutique de cadeaux. Après 42 ans d’ouverture, l’heure de la retraite a sonné pour le couple. Ils tentent de vendre depuis un an et demi, sans succès.
Une zone d’activité vide
Les relocalisations promises ici et là dans les discours politiques, le commerçant n’y croit pas trop. "On est loin de l’autoroute, pour qu’il y ait des nouvelles entreprises, il faut qu’elles soient bien situées. Dans la région, les pôles, c’est Dijon et Besançon, même Auxerre a perdu beaucoup d’emplois." Le thème de la réindustrialisation est pourtant omniprésent dans la campagne présidentielle. À droite comme à gauche, les candidats débordent de propositions pour créer de l’emploi et réduire la dépendance mise en lumière par la reprise post-Covid.
À trois mois du premier tour, les Tonnerrois s’affichent partagés entre espoirs et impression de réchauffé. "Je n’y crois pas trop", commence Brigitte derrière son bar. Originaire de Troyes (Aube), elle tient le Balto depuis une quinzaine d’années. "Combien de fois on a entendu que telle ou telle usine allait se réinstaller?? Combien de fois?? Moi je vois rien venir", lance-t-elle aux habitués venus boire le café en ce matin d’hiver. "Les usines, ça fait un moment qu’on l’entend mais non je pense pas, il y a bien une zone mais il n’y a rien qui arrive", renchérit Alain.
La "zone" qu’il mentionne, c’est Actipôle, un parc d’activité de 20 hectares, créé en 2008 à la sortie de la ville par la communauté de communes et censé accueillir des entreprises. Un projet de centrale biomasse devait y voir le jour avec une centaine d’emplois à la clé. Des contestations liées à des questions environnementales ont découragé l’investisseur. Aujourd’hui, la zone est toujours vide. Des porteurs de projets se seraient manifestés récemment. Rien n’est acté. "La plus grosse problématique, c’est le recrutement, on n’a pas de main-d’œuvre qualifiée", regrette Régis Lhomme, élu chargé du développement économique à la communauté de communes, estimant néanmoins que "les choses commencent à bouger depuis un an" sur le secteur.

Créée en 2008, la zone d’activité censée accueillir des entreprises est toujours vide.
Une posture "proactive" pour faire venir des entreprises
"Ce serait à souhaiter que les entreprises reviennent", juge Bernadette, propriétaire d’une mercerie. "On n’a pas besoin d’avoir des grosses usines, plutôt que d’en avoir une à 1.500 personnes, cinq à 200 ce serait pas mal. On a quand même cette zone sous-exploitée. Mais est-ce que les gens sont prêts à revenir??"
"Je ne crois pas que ces relocalisations tomberont du ciel, il y a une concurrence au sein du territoire donc il va falloir aller chercher ces entreprises", considère Cédric Clech, élu maire de Tonnerre en 2020. Plus que les candidats à la présidentielle, c’est lui qui concentre les espoirs. Producteur à Paris, il aspire à redynamiser sa ville et améliorer son image. "J’entends l’attente des habitants, ça me met une pression de dingue, je ne suis pas magicien, mais j’essaie d’être dans une approche où tout est possible."
L’édile défend une posture "proactive" pour convaincre des "petites unités de production" de s’installer, à la faveur d’un foncier peu onéreux. "Ça ne sert à rien d’aller chercher des entreprises qui pourraient embaucher massivement comme Amazon car elles sont fortement subventionnées. Le jour où le modèle économique n’est plus là, elles repartent."
https://www.lyonne.fr/auxerre-89000/act ... _14074940/ Au Pavillon bleu, Christian a, lui aussi, connu l’époque des fermetures et des départs à la pelle. Il garde espoir. "Ce serait bien pour Tonnerre toutes ces relocalisations, j’ai envie d’y croire." Le bar-tabac situé au pied des tours voit défiler toute la journée les habitants du quartier des Prés Hauts. Anis a grandi là, à quelques mètres. Mais à 22 ans, il voit son avenir ailleurs. "Pour les jeunes, au niveau du cadre de vie il n’y a rien. Le soir on fait quoi ?? On va au McDo ?? Même si on me propose un boulot ici, je partirai", tranche-t-il.
Le renouveau de Tonnerre passera aussi par "une offre de vie sociale", le maire le sait. D’autant que la ville accueille depuis peu une école formant notamment aux métiers du jeu vidéo. Des nouveaux habitants plus que bienvenus pour le territoire qui tente de jouer à fond la carte du numérique. "C’est ce qui pourrait permettre de se démarquer", selon Lucas Lacroix, au Centre de développement économique du Tonnerrois. "Il y a deux ans, Tonnerre était au plus bas, mais avec la démocratisation du télétravail, il y a des néoruraux qui viennent s’installer." Des citadins venus se mettre au vert* qui pourraient, aussi, permettre ce rebond tant attendu.
Sophie Bardin
sophie.bardin@centrefrance.com*
https://www.lyonne.fr/tonnerre-89700/ac ... _13864488/