[align=center]Qui veut la peau du Roissy Express ?[/align]
ENQUÊTE Le lien ferré entre Paris et son principal aéroport est particulièrement indigent, et l’on parle maintenant d’une solution à horizon 2023. Si la France a pris largement plus de vingt ans de retard, c’est que le CDG Express a croisé divers ennemis sur sa route.
Quiconque n’est jamais monté, après avoir atterri au petit matin à Roissy, dans un RER, pour supporter, dès les portes fermées un couple de « musiciens » massacrant « Bésame mucho » ou « Flor de Luna » de Carlos Santana, à l’aide d’un synthétiseur déglingué, ne connaît pas vraiment sa chance. Pour éviter les bouchons dantesques de l’autoroute qui pénalisent les taxis, mais aussi les cars Air France ou Roissybus, c’est pourtant la seule solution permettant au passager aérien de rejoindre le centre de la capitale en une quarantaine de minutes, après un trajet cahin-caha d’une douzaine d’arrêts, depuis que les RER directs Paris-Roissy ont été éliminés des heures de pointe. Quarante minutes… une estimation très théorique, car faisant fi des innombrables causes de retard, depuis les ruptures de caténaire jusqu’aux « feuilles mortes sur les voies », en passant par les « régulations du trafic » et autres « droit de retrait » des conducteurs. Sur cet axe nord-sud qui voit passer 900.000 passagers par jour, les nerfs sont vite à fleur de peau, et les voyages en amoureux à Paris débutent plutôt mal.
Un dossier maudit
Le constat est fait depuis des décennies déjà : le lien ferroviaire entre la capitale et Roissy, le deuxième aéroport d’Europe, avec 62 millions de passagers annuels, après Londres-Heathrow, est totalement défaillant. La comparaison avec des métropoles comme Milan, Munich, Vienne, Stockholm ou Londres est cruelle, sans parler des mégalopoles asiatiques telles que Shanghai ou Hong Kong. Et plus les années passent, plus le CDG Express – une liaison directe, confortable, sûre et rapide (vingt minutes) avec le centre-ville – ressemble à un dossier maudit. « On a longtemps vécu à crédit sur la seule notoriété de Paris », soupire un ingénieur qui a travaillé en vain sur les premières phases du projet. Un vrai mystère pour un pays qui s’apprête à mettre sur la table 600 millions d’euros pour la première phase de Notre-Dame-des-Landes, qui vient d’investir 550 millions juste pour rénover le tronçon nord du RER B, et qui a donné son feu vert à des tronçons d’autoroute quasi déserts (Alençon-Le Mans, Artenay-Courtenay, etc.).
Depuis que Paris s’est fait évincer par Londres des Jeux Olympiques 2012 – un aiguillon qui aurait sans doute permis de tenir cette échéance pour la mise en service –, tout est parti en vrille. Et depuis que Nicolas Sarkozy a lancé, début 2011, le projet du grand métro en rocade autour de Paris –chantier repris et amendé par le gouvernement Ayrault (un réseau de 200 kilomètres et de 72 stations)–, la concurrence est rude, bien que les besoins en termes de trafic soient différents.
Jeudi dernier, Frédéric Cuvillier a ajouté son nom à la liste des ministres des Transports (Dominique Perben, Jean-Louis Borloo, Dominique Bussereau…) s’étant déjà fait fort de lever les étapes décisives du CDG Express… avant que l’emballement politique ne retombe : il a célébré l’union de principe entre RFF, le gestionnaire du réseau ferré, et Aéroports de Paris (ADP), ouvrant la voie à une société commune chargée de piloter le projet, désormais évalué à 1,9 milliard d’euros. Contre 640 millions au milieu des années 2000, alors que le tracé n’a pas changé depuis ! Le plan de la dernière chance ? Pas de panique : la mise en service n’est plus envisagée avant 2023 (si ce délai est tenu, le retard frôlera alors les trente ans). De plus, il reste à affiner de « menus détails » comme… les moyens d’améliorer l’équilibre économique et financier du projet, ou ses modalités juridiques. Et l’on parle encore sans rire, au ministère des transports, de poursuivre les études d’avant-projet, alors que les travaux préparatoires s’entassent depuis longtemps dans les placards. Rien que sur la brève période 1996-2002, pas moins de 35 études ou expertises ont été commandées pour le CDG Express : par exemple sur les besoins de la clientèle, le futur matériel roulant, le traitement des bagages ou son impact sonore !
ADP « prudemment en arrière »
Alors pourquoi autant d’atermoiements pour s’attaquer à quelques tunnels et seulement 8 kilomètres de voies nouvelles, au sud de l’aéroport, sur les 32 kilomètres de la ligne ? A quoi tient une telle dérive, pour cette liaison susceptible d’intéresser plus de 7 millions de clients annuels, dont une majorité d’étrangers ? Tout simplement parce que, aux différentes strates du mille-feuille administratif, bon nombre d’acteurs n’ont pas hésité à sortir le bazooka en entendant parler du CDG Express. Premier intervenant qui n’a pas vraiment joué franc jeu dans le passé, ADP. Sous la houlette de son ancien PDG Pierre Graff (2003-2012), priorité était donnée en matière d’investissement aux nouvelles aérogares à Roissy 2 et pas aux accès avec la capitale. Après l’échec des projets de concession avec Vinci, « il est resté prudemment en arrière, en espérant que le CDG Express pourrait s’autofinancer, alors que c’est bien ADP qui a le plus besoin de cette liaison », grince un de ses interlocuteurs de l’époque. Pour ne pas ternir la rentabilité de sa vache à lait aéroportuaire, « l’Agence des participations de l’État [APE] a sorti l’idée d’une taxe sur tous les passagers de Roissy. Idée absurde, objecte la même source : ADP est très riche, il pourrait très bien assurer s’il voulait l’intégralité du financement et prendre ce risque. On l’a bien autorisé à risquer des centaines de millions dans l’aéroport d’Istanbul !»
Qui veut la peau du Roissy Express ?
Néanmoins, depuis l’arrivée à la tête de l’entreprise d’Augustin de Romanet, ancien DG de la Caisse des Dépôts, un véritable virage sur l’aile a été opéré. Celui-ci souhaite clairement prendre part au montage financier, dans des proportions qui vont être affinées d’ici à avril. « L’amélioration de la desserte de Roissy est vraiment un projet majeur, porté par le président, explique-t-on au siège du gestionnaire des plates-formes parisiennes. A Roissy, on a rajouté en dix ans 33 millions de passagers annuels de capacité : on a fini la croissance du hub, qui dispose d’une capacité de 79 millions de passagers pour un trafic de 62 millions l’an dernier. En attendant les passagers supplémentaires, on devrait donc pouvoir réallouer du cash à d’autres projets. »
Tir de barrage politique
Dans les milieux politiques, le tir de barrage s’est également organisé. Secrétaire d’État au Grand Paris sous le gouvernement Fillon, Christian Blanc a ostensiblement oublié sa casquette d’ancien patron d’Air France et a surtout privilégié une desserte entre Roissy et les bureaux de La Défense, via le futur métro en rocade, désormais prévue dans les plans. « Blanc a même fait ajouter un alinéa dans la loi précisant qu’aucune subvention publique ne pourrait être accordée à CDG Express », se souvient un observateur. Un coup de Jarnac pour Vinci, le concédant désigné en 2008, qui avait besoin d’un petit geste de l’État (135 millions grand maximum, selon une source) pour boucler son financement. Déjà échaudé par l’obligation ministérielle de faire conduire les futures rames par les agents SNCF, par la crise de 2009, venue amoindrir ses perspectives de trafic, puis par le lancement officiel du métro du Grand Paris, Vinci fait jouer le « changement de convention de paysage » et jette l’éponge en novembre 2011, renvoyant l’État à la case départ.
D’autres bonnes fées n’étaient pas animées uniquement par les meilleures intentions. A la tête de la région Ile-de-France, Jean-Paul Huchon aurait bien, à un moment, levé ses objections à la desserte rapide… en échange de quatre arrêts intermédiaires et d’une modification totale du tracé, pour l’emboîter sur son projet Arc Express ! Autant dire reproduire les défauts du RER. Autour de lui, le CDG Express est vu depuis longtemps comme le projet de trop. Vice-président de la région chargé des transports, le vert Pierre Serne n’est guère moteur sur le sujet : « Je reste dubitatif et très vigilant parce qu’il est hors de question que le CDG Express se fasse au détriment de la circulation des banlieusards », expliquait-il dans un blog en septembre dernier. Dans son entourage, on en remet une couche en ce début 2014 : « Un projet de train au tarif de 20 ou 25 euros, ce n’est pas dans nos priorités. Notre préoccupation, ce sont les trains du quotidien. »
Recours de Delanoë
Discours similaire au Stif, le bras armé de la région pour les transports en commun : « Au moment des lois de décentralisation appliquées en 2006, le gouvernement a voulu conserver le CDG Express, c’était son sujet, il s’est refusé à nous le confier. En tout cas, à l’avenir, nous serons attentifs à une chose : il ne faudra pas que cette liaison vienne perturber le réseau Ile-de-France, qui est déjà très compliqué comme ça », résume un porte-parole.
Maire de Paris depuis 2001, Bertrand Delanoë ne se range pas non plus dans le camp des supporters, ou alors de fraîche date. En plein débat avec le concessionnaire désigné, il a lancé un recours contre l’État pour stopper la déclaration d’utilité publique et demandé de multiples améliorations qui ne peuvent que faire exploser les devis. Lui qui n’a jamais songé à enfouir son tramway, grâce à l’ancienne ligne de petite ceinture, il réclame pour CDG Express des tunnels supplémentaires entre la gare de l’Est et la porte de la Chapelle, soudain soucieux du sommeil de ses administrés… « Aujourd’hui, l’équipe municipale a évolué, elle a compris l’utilité de la ligne vis-à-vis du développement touristique », nuance un des financiers impliqués sur le projet.
« Débat stérile »
« Ça fait des années que cela dure, ce débat stérile entre le train des riches et le train des pauvres », soupire un ancien cadre d’Air France. Quelle autre solution pourtant que de séparer les flux de plus en plus antinomiques, entre les tenants de l’omnibus et ceux du saut de puce direct vers Paris ? Dès 2002, les patrons d’alors de la SNCF, de RFF et d’ADP, réunis dans un GIE ad hoc, signaient un « manifeste » en faveur de la liaison rapide et déployaient déjà des arguments frappés au coin du bon sens : le but de CDG Express ? « Rendre à la ligne B du RER sa vocation première, le transport des voyageurs franciliens ; décharger les autoroutes A1 et A3 de 3 millions de véhicules par an (taxis, voitures particulières, autobus…) et remettre dans Paris des taxis parisiens, dont 20 % servent à la desserte de CDG. Le problème d’accès à Roissy, qui se pose dès aujourd’hui, ira en s’aggravant », prédisaient-ils.
On ne saurait mieux dire. Depuis 1996, le trafic passagers a doublé sur l’aéroport, puis tend vers les 130 millions de clients dans un peu plus d’une décennie. Et, en face, une liaison ferroviaire directe qui attend toujours son financement et le début des travaux, désormais affichés, faute de mieux, pour 2017.