Sujet : TR: L'affaire du stade de Lyon, par Etienne Tête (3 Nov 2009 )
(le Monde)
Il y a un monde entre les événements politiques nationaux et les petites tractations sordides de couloir. Europe Ecologie réussit une percée exceptionnelle aux dernières élections européennes, Nicolas Sarkozy occupe, deux jours après, le terrain de l'environnement en héraut des énergies renouvelables.
Dans le même temps, dans le huis clos de l'Assemblée nationale, raccroché au projet de loi de développement et de modernisation des services touristiques, un amendement très éloigné du sujet est adopté à la demande du gouvernement. Que dit-il ? Que les stades de football appartenant au privé sont "d'intérêt général".
Propos anodins ! Pour bien comprendre, il faut connaître la situation dans la capitale des Gaules. L'Olympique lyonnais, le club de foot professionnel de Jean-Michel Aulas, sept fois champion de la ligue 1, (2001-2008), troisième en 2009, aurait besoin d'un complexe sportif, "OL Land", comportant un stade de 60 000 places, pour asseoir sa domination financière vis-à-vis des autres clubs sportifs français ou européens.
JUSTIFIER UNE AIDE DE 300 MILLIONS D'EUROS
Au départ, le grand stade de Lyon était présenté comme un projet financé par le privé. La réalité est très différente. Après réflexion sur la rénovation du stade historique de Gerland, le patron de l'Olympique lyonnais a jeté son dévolu sur un terrain de soixante hectares, à l'est de l'agglomération, en bordure du périphérique. Le terrain est très mal desservi du point de vue des infrastructures. Pour permettre l'arrivée et le départ du public dans de bonnes conditions, il faudrait investir de 180 à 200 millions d'euros d'argent public. Les collectivités locales doivent également céder, au-dessous de la valeur du marché, les terrains nécessaires pour permettre à la société commerciale d'empocher les plus-values foncières, malcommodes à estimer : 10
0 millions d'euros. Le montant de l'investissement privé tournerait entre 380 et 400 millions d'euros, soit un solde d'argent réellement privé de 280 à 300 millions d'euros.
Première évidence : dans la période de dénonciation des parachutes dorés et des revenus exorbitants des "patrons", comment justifier une aide de 300 millions d'euros d'argent public, au profit de l'équipement d'une société commerciale cotée en Bourse, réalisant des bénéfices, dont le propriétaire est la 262e fortune industrielle (94 millions d'euros, avec un revenu annuel de l'ordre de 2,6 millions), selon le classement de l'hebdomadaire Challenges ? C'est l'inverse d'un signe fort pour soutenir les citoyens en situation précaire, précarisés encore davantage par la crise économique, voire pour encourager la protection de l'environnement.
FOOT-BUSINESS
Le gouvernement avait alors promis une "loi Laporte" sur le sport pour ouvrir un authentique débat. L'amendement est revenu par la "petite porte", pour contourner l'avis du Conseil d'Etat, qui n'aurait pas manqué de souligner, comme le précise le rapport Séguin "Grands stades Euro 2016", l'inconstitutionnalité de la procédure d'expropriation pour un projet privé.
En seize saisons, de 1993-1994 à 2008-2009, l'effectif moyen d'un club professionnel (L1 et L2) est ainsi passé de dix-neuf à vingt-sept joueurs, entraînant une fragilisation économique des clubs et une incapacité à financer les équipements. Un consensus de plus en plus grand - le rapport sénatorial Collin sur le développement économique du football professionnel, Frédéric Thiriez, président de la Ligue de football professionnel, Michel Platini... - se fait jour pour plafonner la masse salariale et le nombre de joueurs par club professionnel.
La création d'emplois est le plus mauvais des arguments pour appuyer la construction des stades au profit du foot-business. L'important est le "contenu en emplois" de l'investissement et du chiffre d'affaires en fonctionnement. Par comparaison, les deux sociétés de Jean-Michel Aulas : la Cegid, 248 millions d'euros de chiffre d'affaires hors taxes (CAHT), 2 290 emplois, 9,23 emplois par million d'euros ; OL Groupe, 211 millions d'euros de CAHT, 325 emplois, 1,11 emploi par million d'euros. Les transports collectifs sont à 11 emplois par million d'euros. En réalité, le sport-business capte d'importantes sommes du revenu disponible des Français vers des activités très peu créatrices d'emplois, au lieu de diriger ces mêmes ressources vers des métiers riches en emplois. Le chômage est ainsi favorisé. Pendant la période de construction, le contenu en emplois est équivalen
t à celui des bâtiments et travaux publics. En cela, il serait plus utile de rénover les hôpitaux, d'appuyer l'isolation thermique des bâtiments pour favoriser les économies d'énergie.
LA FORTUNE DU CLUB ET SA RÉUSSITE SPORTIVE
Toutes les thèses ont fleuri pour justifier la construction de "OL Land" : pour entrer en Bourse, il faut être propriétaire de son stade. Ensuite cela a été l'inverse : il faut entrer en Bourse pour financer le stade. Désormais, il faut un stade pour que la France soit candidate à l'Euro 2016, la coupe européenne de football. Le rapport Séguin prouve que, en termes de quantité, la France a suffisamment de capacité. Il faut, pour respecter les critères, huit stades, dont un de plus de 50 000 places (pour les matchs d'ouverture et la finale), trois de plus de 40 000 places (les quarts et demi-finales) et cinq de plus de 30 000 places. Ils ont seulement besoin de rénovation en matière de qualité d'accueil. Aux équipements connus (Saint-Denis, Marseille, Paris, Lens, Lyon, etc.), il faut ajouter le stade de Lille en cours de réalisation qui, lui, n'a pas besoin d
e modification législative.
L'aide publique au privé est-elle légitime au regard de la libre concurrence, "non faussée", entre les clubs, selon l'expression du droit européen ? La réponse est dans le rapport Besson ("Accroître la compétitivité des clubs de football professionnel français", novembre 2008). Il y a une relation directe entre la fortune du club et sa réussite sportive. L'apport considérable d'argent public conduira à une distorsion de concurrence en termes de résultats sportifs, et par suite de performances économiques. Le foot-business est déjà abondamment subventionné par l'Etat, les collectivités locales (loi Buffet), par des mesures dérogatoires au droit commun (la loi Lamour du 15 décembre 2004 permet de payer 30 % de la rémunération des joueurs sous forme de droits d'image, exempts de charges sociales).
Mais le peuple le veut-il ? Dans un sondage CSA, "La situation politique et le rapport de force électoral à Lyon dans la perspective des élections municipales", réalisé par téléphone les 15 et 16 janvier 2008 (réponses données à l'aide d'une liste), le projet de grand stade, avec 3 %, est bon dernier, derrière l'accès au logement (38 %), la lutte contre la pollution (37 %), les transports en commun et liaisons avec les autres villes (30 %) (total supérieur à 100 %, les interviewés ayant pu donner quatre réponses). Les citoyens ont du bon sens : il vaut mieux regarder le foot à la télévision (5 à 10 millions de téléspectateurs) et avoir un bon service de cardiologie qu'ajouter 20 000 places à un stade. Un deuxième sondage CSA-Carton rouge, publié le 15 juin 2009, indique que 71 % des Français sont
opposés à un financement à la fois public et privé d'"OL Land".
"Du pain et des jeux ", précepte attribué à Juvénal. Historiquement, pour conjurer les émeutes du peuple, les consuls romains organisaient des distributions de farine gratuite, le pain avant les jeux. Il symbolise l'idée qu'il suffit d'endormir le peuple en le rassasiant de nourriture et de plaisirs futiles. Aujourd'hui, à l'inverse de Rome, d'aucuns vont plus loin, ils imaginent qu'il suffit de mettre des gens dans les stades pour leur faire oublier qu'ils ont de moins en moins de pain, c'est-à-dire du nécessaire. Ils ont perdu le sens des priorités.
Adjoint au maire de Lyon, conseiller régional (Verts)
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